Angles Morts
installation et texte
Angles Morts
Sur une étagère, les lunettes de mon père. Je ne sais pas si ce sont celles-là qu’il portait le jour de l’accident.
Il manque un verre. Je pense que ce sont celles-là. Je sais que ce sont celles-là. J’aurais préféré l’oublier.
J’ai décidé d’aller chez Emmaüs acheter d’autres objets.
J’ai trouvé trois paires de lunettes. Elles ont des verres épais. Je les pose dans le panier que l’homme m’a donné à l’entrée. Je passe dans les travées. Les dernières lunettes. L’épaisseur des verres nous rapproche-t-il de l’aveuglement ou de la clairvoyance. De la transparence, en tous cas.
Mon père avait une dégénérescence maculaire.
0,1 à l’œil gauche. Ou bien était-ce à l’œil droit. Plus qu’un œil pour lire, quand on lit tout le temps. Comme son cousin de New-York. Son frère aussi. La dégénérescence maculaire est héréditaire. Je ne sais pas si elle se transmet aux femmes. Par les femmes. Je pourrais me renseigner. Si je voulais entendre les réponses.
Il était sorti du cours de tennis. Il avait dit, « je n’ai pas vu la balle. Je ne l’ai pas vue. C’est à cause de l’angle mort ». Il tenait la raquette à la façon d’un marteau, comme s’il voulait écraser l’angle mort avec. Les feuilles tombaient. Ce serait bientôt l’hiver.
Quand je regarde mes yeux dans le miroir, je ne vois rien. Je cherche mes angles morts.
Je pose devant moi ce que j’ai acheté. Des objets. Trois paires de lunettes. Je ne saurai rien de ce qu’elles ont vu, de ce qu’elles ont lu, ni des visages qui les ont portées. Abandonnées aux courants du hasard. On laisse peu de traces. Parfois, une paire de lunettes.
Géraldine Cario SBFP
Paris, juin 2012