Le Tableau
installation et texte
Le Tableau
Je fais toujours en sorte de franchir la porte du musée à 9h30. Je pourrais arriver à 9h45, mais c’est à 9h30 que j’arrive. Il me faut bien 15 minutes d’avance. A 9h25, je suis au bout de l’allée, face à l’horloge de la façade. Sans ce musée, cette façade, cette horloge, je n’aurais peut-être pas appris à franchir exactement une porte à 9h30. J’enfile mon uniforme dans la salle des gardiens, je me dirige vers la salle numéro 26. Il est 9h45.
Je devrais être parfaitement heureux puisque je n’ai jamais voulu qu’une chose, qu’elle soit à sa place, à l’heure dite. Et ma place est sur cette chaise de la salle numéro 26 où je m’assois à 10h précises depuis vingt ans. Il n’y a qu’un tableau dans la salle numéro 26, un seul, et j’en suis le gardien. Chaque matin, sauf mardi et jours fériés, je m’assois face à lui. Tout est en ordre.
Chaque matin avant de m’asseoir sur la chaise, je m’approche du tableau pour vérifier. Je vérifiais déjà ce tableau quand je venais chercher ma mère. Elle se tenait assise, face à lui, dans la salle numéro 26, qui aujourd’hui s’appelle la salle numéro 25. Le tableau a changé de salle, vous voyez, pas de numéro. Chaque matin, je l’observe, et chaque matin depuis vingt ans…
Je ne suis pas sûr d’avoir le droit d’aller plus loin avec vous. Vous m’écoutez aujourd’hui, vous parlerez demain, de quelle façon ? Que vous fassiez une enquête ne m’oblige pas à tout dire. D’ailleurs, jusque là, je n’ai rien dit, ma mère non plus. Je n’aime pas les histoires, ni en faire. A moi, cela ne dérange pas si le tableau choisit de se changer un peu, un peu chaque jour, s’il décide de la couleur des boîtes, ou d’une ombre dans le fond, s’il a chaque matin sa lubie, une lettre, un parchemin supplémentaires, un oursin mauve à droite, un portrait à gauche. Un jour, j’aurais juré reconnaître mon père dans le miroir. Je n’en ai jamais été sûr. Ma mère me l’avait présenté la veille, enfin tel qu’il est sur la photo, celle posée sur sa table de chevet. Jusque là, c’était un inconnu, après ça a été mon père. Je n’avais jamais posé de question. Elle me l’a présenté un soir, mais je ne me souviens plus quel soir, ni de mon âge. Après quelques mois, il a disparu du tableau. Je préférerais ne jamais y voir ma mère.
Enfin, voilà c’est dit, pour le tableau. J’ai bien essayé de voir si les autres voyaient comme moi, si pour eux aussi…La guide surtout. A 11h, elle se tient entre son groupe et le tableau. Elle décrit chaque objet comme s’il était là depuis toujours, même s’il est apparu dans la nuit. Elle oublie ceux qui n’y sont plus, pour elle, tout est toujours normal. Les livres du musée, c’est pareil. Leur description change. Personne ne s’en étonne. Les objets apparaissent, disparaissent. Je n’ai jamais vu un objet revenir. Je me souviens de chacun. Ce n’est pas que j’aie une bonne mémoire, mais j’ai un carnet, je note tout. Il m’arrive de me demander quel genre de gardien je suis et ce que je garde exactement. Je ne comprends pas non plus ce que vous cherchez.