Memory Box
installation et texte

Memory Box

Je suis à l’atelier. J’attends cette femme qui m’a trouvée, je ne sais comment. La veille, au téléphone
– Je voudrais venir voir votre travail, est-ce que c’est possible ?
– Oui, c’est possible…
– Demain par exemple ?
– Demain

Fatigue. Encore une bourgeoise qui adore les cabinets de curiosités, et que son décorateur envoie chez moi. Quand je leur explique de quoi il s’agit, elles repartent en courant. Voilà, on sonne, c’est elle. Cinquante ans, soignée. Elle accepte un verre d’eau, je prends un café. Elle fait le tour de la pièce, je reste au milieu.

– Donc, c’est ça, vos cabinets de curiosités…
– Plutôt des murs que des cabinets… et plutôt des débris que des curiosités. Des débris, des traces. Personne n’en a voulu sauf moi. Les hasards les ont menés jusqu’ici. Ils les reprendront un jour.

Elle s’arrête devant des étagères, m’interroge.

– Dans ce casier, par exemple, dites moi ce qu’il y a…
– Une ammonite d’environ 350 millions d’années. Là, un carnet de bal 1902, on sait qui a dansé le quadrille avec Angèle. Des ex-voto, des photos de comédiennes d’avant 14, inconnues pour la plupart, leur nom est inscrit au dos, une photo d’Alger dans les années 20, une labradorite de Madagascar. Le crâne d’un blaireau, il se décomposait près d’un lac en 2003, j’ai fait fondre la chair au détergent, recollé les dents. Sur ce mur, le temps est en désordre.
– Et cette photo ?
– Un petit garçon

Sam quand il avait trois ans. Je n’ai pas écrit son nom. Un jour, bientôt, personne ne reconnaîtra son sourire, ses yeux noirs. Souvenirs météorites. Je les étoile. Ceux des autres. Les miens. Quelle importance. Elle se tait, regarde encore.

– Et ça?

Elle montre du doigt les cubes noirs empilés au sol.

– Des appareils photo, ce qu’on appelait des box… ils ont tous été fabriqués à la même époque, après on est passé à autre chose.
– Quelle époque?
– Des années trente à l’immédiate après-guerre.

Elle se rapproche de moi. Son corps fait des remous dans l’air, ils dévient la fumée verticale de ma cigarette.

– Continuez, je suis venue pour ça
– Cela fait quelques mois que je les recueille. Au départ, quelques uns. Pour les murs de traces. Leur forme rectangulaire m’a plu, ils étaient noirs. Alignés, on aurait dit des stèles. Je ne savais pas de quand ils dataient. Au dixième, je me suis renseignée.

Elle me regarde, attend que je poursuive.

– Quand on les ouvre, ils sont vides, jamais de pellicule. Personne ne sait à qui ils ont appartenu, ni ce qu’ils ont vu, un mariage, Birkenau ou des vacances à la mer. Ils viennent des quatre coins de l’Europe, d’Amérique aussi. Chacun a eu son point de vue. Ensemble, ils forment une carte muette des destins. Si j’en mets cinq cents ou mille, ça commence à devenir une statistique.
– Eichmann, c’est ça? Mille morts, c’est une catastrophe, un million, c’est une statistique.
– Oui
– Vous allez en faire quoi ?
– Les coller au mur.

Elle sourit.

– Faites le chez moi
– Ça peut prendre de la place…
– Ça n’est pas un problème. Vous viendrez voir par vous-même
– Vous habitez quel quartier ?
– J’habite Berlin

 

Thibaut Bertrand – Trystero.fr