Géraldine Cario par Marc Lambron de l’Académie française

Au fond, il s’agit de mémoire. Par cristallisations, éclats, énigmes, effets d’absence. Des objets, dont l’agencement témoigne d’une intention, sont proposés au présent : on peut les voir, les décrypter, les toucher même. Face à eux, nous sommes vivants. Eux sont pris dans la contingence de leur aléatoire pérennité, rescapés du grenier, de la solderie, du bric-à-brac – alluvions du passé soudain dignifiés par un regard. Ils avaient un usage, une destination. Le temps les a transformés en reliques ; en questions. Voyez « Memory Box ». Des appareils photographiques des années 1930-1945 sont rassemblés comme sur une planche anatomique. Objectifs, boîtiers chromés, molette qui n’actionnera plus aucun rouleau. Autrefois, un doigt a pressé le déclencheur, les sels d’argent de la pellicule ont capté une moire de lumière. Des corps impressionnaient une surface. Au développement, des visages familiers se fixaient sur le papier. Personne ne saurait dire où sont passés ces clichés. Mais le destin des vestiges est de survivre aux hommes : images disparues, focale intacte. Etait-ce à Paris, à Berlin, à Rimini ? Quelles luminances, quels secrets, quelles amours ? On ne le saura jamais. Il émane de ces boîtiers la double certitude d’une existence – des êtres sont passés – et d’une disparition – ils se sont perdus dans les labyrinthes du temps.

Quand le photographe était connu, il s’appelait Robert Capa, Gerda Taro ou Gisèle Freund. Il y a eu des fonds, des collections, des albums. Ici, aucun musée ne viendra recueillir les clichés de ces anonymes oubliés. On songe soudain à ceci : la démocratisation de la photographie fut contemporaine des disparitions de masse. Au stock d’images intimes, constitué comme un herbier de soi-même, allait répondre la destruction industrielle des corps. L’ère de la technique autorisait la constitution d’une trace mimétique, d’une archive narcissique, en même temps qu’elle organisait l’anéantissement par millions d’individus qui s’étaient prêtés au snapshot. Des portes se sont verrouillées sur des enfers sans images. Ceux qui avaient été vus devenaient invisibles. Géraldine Cario travaille au point où l’on va quérir des beautés disparues du côté de l’Hadès ou de l’Achéron. C’est une artiste orphique. Elle convoque l’engloutissement et l’exhumation, la damnation et la grâce. Parfois, elle fixe un boîtier Agfa dans une matière stratifiée, comme cervicale : il y a eu de la pensée pour habiller de souvenirs ces mécanismes veufs. On regarde ses œuvres autant qu’elles nous regardent. Avec la pupille, le diaphragme, l’iris, le verre, nature et culture conspirent selon les lois de l’optique à une histoire de l’œil.

Ainsi de la série « Angle mort », avec ses kits de lunettes privées de visages. Ces prothèses translucides, ces loupes de poche ont pourtant servi, autrefois ou naguère, à déchiffrer des caractères, à parcourir les pages odorantes de volumes reliés. Une paire de lunettes est un adjuvant de la civilisation : plus l’on vieillit, plus l’on est tributaire de ces secourables bésicles sans lesquels, à la lettre, on perdrait le sens. Mais des femmes et des hommes se sont vus dépouiller de ces truchements pour entrer nus dans les dédales de la mort ; ils ne verraient plus ce monde où l’on empilait en sinistres stocks les vestiges de la vie. Traces de regards absents, montures de verres entassées au-delà de tout salut – espérant  sans espoir la future tendresse d’une mémoire.

Car ces œuvres sont des actes de restitution, des stèles de douleur conformées par l’absence et la gratitude. Ainsi de « Gustie à Berlin ». Titre énigmatique ? Peut-être, mais aussi recréation littérale, immaculée, d’un fragment de barbarie faisant irruption dans une intimité disparue. Lors de la Nuit de cristal, la grand-tante de Géraldine Cario put quitter à temps son appartement berlinois. Mais les nervis hitlériens en dévastèrent les pièces, brisant la vaisselle qui avait été dissimulée dans les faux plafonds. Le plancher était jonché de tessons. Le récit de Gustie la survivante s’est cristallisé en morceaux de vaisselle fracturée, en une empreinte d’éphémère qui fait écho chez l’artiste à un sentiment précoce de la fugacité des choses. Lors d’un déménagement, alors qu’elle avait dix ans, Géraldine Cario recueillit ainsi un éclat de bois doré détaché d’un grand miroir et le plaça précieusement dans une boîte tapissée de velours bleu nuit. Elle le fit avec le sentiment aigu que la vie est une incessante séparation, en sympathie de réminiscence avec ce que la jeune fille devinait de l’histoire dont elle procède, et qu’il lui incombe de transmettre. Pas d’angélisme, parce qu’il y a eu un avant. Ce que le hasard a autorisé, et ce qu’il a banni. Cet avant a la forme d’un univers englouti. Pour autant que les mots puissent approcher la vie que les objets estompent ou déclarent, on y trouverait des aïeux hongrois ou polonais, une Mitteleuropa perdue, des frontières passées à la hâte, des enfants cachés, une bibliothèque talmudique préservée, des trains partant vers ces confins où, comme l’écrivait Aragon, « notre siècle saigne ».

Cette mémoire est singulière. Et elle est universelle, liés que nous sommes au destin de ce qui meurt, c’est-à-dire à la condition commune du vivant. Vous croyez entrer dans une exposition ; en réalité, il vous est proposé de parcourir les annales d’une solitude peuplée que chaque génération, dans la considération des autres, façonne et habite selon son drame et son espoir. Il nous est donné de vivre. L’art est là pour faire entrevoir que le ciel sera toujours plus grand que nous.

Marc Lambron de l’Académie française

                                                                 ***

Faire des étincelles par Yannick Haenel

Il y a des têtes hérissées de clous, des boussoles, des cibles, des clefs, des fragments de cartes géographiques. Il y a des miroirs en puzzle, des caissons lumineux où, depuis l’abîme noir et blanc du temps, de beaux visages graves et des mains solitaires reprennent vie. Il y a une armoire à pharmacie remplie de bougeoirs à prière, où un mètre de tailleur serpente comme un anneau de Saturne qui traverserait l’histoire du deuil.

Est-il possible de sauver le temps ? De prendre soin de très anciennes brisures ? De raccorder des mondes ? Géraldine Cario assemble les traces d’une désorientation qu’elle conjure et traite avec la ténacité fragile d’une sorcière vouée à la douceur.

Il ne s’agit pas d’organiser un sauvetage d’objets — aucun sentimentalisme dans son art —, mais de fonder un lieu pour que le temps revienne.

Ce lieu peut être un mur, un boîtier de radiographie, un caisson d’horloge. Géraldine Cario y procède à des rapprochements qui sont des gestes spirituels. C’est la chose la plus simple du monde, la plus subtile, la plus effrayante : une invocation. « Les mots, écrit Kafka, sont dans la main des esprits. »

Lorsque Géraldine Cario entoure de points lumineux les silhouettes des petites photographies anonymes qui parsèment son oeuvre, lorsque à la manière des statuettes Minkissi du Congo elle enfonce des clous, des vis et des plumes dans une tête sculptée, c’est pour insérer, comme une lame de rasoir, un mot entre le monde des morts et celui des vivants.

Ce mot ne sépare pas : au contraire, s’il glisse au travers des univers disjoints, c’est afin de suspendre la destruction. Il est possible, avec les bons gestes, avec le mot juste, de modifier ce que produit la négation : de « réparer », comme dit Géraldine Cario (et dans ce terme, j’entends la puissance invisible du tikkoun olam— la réparation du monde — qui, dans la mystique juive, accomplit la prophétie messianique).

Réparer consiste à extraire les étincelles de lumière qui sont prisonnières de la matière : sur ses murs, en rapprochant de petits morceaux du temps, loin du monumental qui écrase, et en se détournant avec élégance des rapports de force, Géraldine Cario compose un arbre séphirotique — elle agence la possibilité d’un salut.

Une œuvre qui ne poserait pas la question de ce qui sauve n’existerait pas. Les assemblages de Géraldine Cario arrachent les humains à la fosse. De minutieux éclats naissent à partir d’un boîtier, d’un accrochage rituel, d’un tableau de fils. Le monde ne cesse de sombrer, il nous dévisage à travers sa chute ; mais les yeux qui s’ouvrent avec intégrité sur ce qui manque allument un trésor.

Il m’est arrivé, dans l’atelier de Géraldine Cario qui ressemble à un antre lumineux, de lui demander comment elle nomme ce qu’elle façonne : est-ce que ce sont des objets ?

— « Des textes », m’a-t-elle répondu.

Voilà, des mots s’adressent à l’effacement. D’ailleurs la voyelle -e, que Georges Perec fait disparaître comme l’irrévocable part manquante de l’être depuis l’extermination des Juifs d’Europe, se retrouve ici piquée sur une boule noire qui vous apparaît comme la matérialisation même de la béance, du vide et de ce qui fait défaut : la forme retournée du manque, c’est la boule.

Toute cette œuvre, adressée à l’absence comme une muraille d’ex-voto, se destine à rallumer la mèche d’un sacré qui tremble et chuchote, comme une petite lumière qui troue des silhouettes du passé et les ramène à la vie.

Et si vous vous approchez, si vous tournez réellement votre esprit vers ces actes de papier, vers ces conjurations silencieuses, quelque chose advient qui relève de cette mémoire en avant que Aby Warburg avait appelé Mnémosyne. Le temps ne cesse de faire retour afin d’établir un rapport entre le passé et l’avenir, entre le ciel et la terre, entre ce qui meurt et ce qui renaît.